Nihonbashi est un lieu emblématique de la ville de Tokyo et du Japon tout entier. Ici en 1603, est bâti le pont qui permet de passer de l’est à l’ouest. Cette passerelle en bois traversant la rivière Edo est située au point névralgique de la ville. Le marché aux poissons et toute sorte de commerces sont installés ici.
Au début de XVIIe siècle, le shogunat Tokugawa détient l’autorité centrale du pays et décide de s’établir à Edo (actuellement Tokyo) afin de s'éloigner de Kyoto, la capitale impériale. Il y a fait construire un grand château, le château d’Edo. C’est l’ère d’Edo. Si l’empereur est le chef légitime du Japon et réside à Kyoto, l'administration du pays est une tâche confiée à la famille Tokugawa.
À partir de 1601, le shogunat d'Edo développe successivement les cinq routes majeures du pays, appelées Gokaidō (五街道) : Tokaido, Koshu Kaido, Oshu Kaido, Nikko Kaido et Nakasendo relient Edo à d'autres régions de l’île de Honshū. L’idée est de développer les communications et d’en faciliter le contrôle en taxant les marchandises. La ville se développe autour du château et en 1604 Nihonbashi est désigné comme point de départ de ces cinq artères, il devient le cœur du Japon.
Le pont est le lieu de transit des voyageurs voyageant entre Edo et Kyoto. Il est représenté sur de nombreuses illustrations avec le Mont Fuji en toile de fond. Aujourd’hui encore le pont d’Edo est le centre géographique du Japon, le point zéro de la carte, toutes les distances de Tokyo à un autre point du pays sont mesurées depuis ce pont.
De sorte qu’Edobashi, qui littéralement signifie le pont d’Edo, est le point de départ du Tokyo commercial, des affaires et par la suite du Japon industriel. Nihonbashi, qui se traduit par le pont du Japon a donné son nom au quartier. Les deux termes sont employés indifféremment.
Takatoshi Mitsui ouvre son magasin d'étoffes Echigo-ya à Nihonbashi en 1673. L'entreprise prospère en vendant des kimonos fabriqués avec le coton de Matsusaka, récolté depuis des siècles dans la région de Mie et connu pour être d’excellente qualité. Jusque-là, les commerçants vendaient leur marchandise dans la rue et faisaient du porte-à-porte. En dix ans, la boutique se développe et devient Mitsukoshi. Le premier grand magasin du Japon ouvre, ainsi qu'un bureau de change. Actuellement, les magasins Mitsukoshi sont présents dans tout le pays mais la centrale reste à Nihonbashi. Dès lors, la famille Mitsui apporte une grande influence sur le quartier et va le développer en Wall Street japonais au début de l'époque Meiji.
En 1876, Mitsui ouvre sa propre banque et une société d'Import-Export à Nihonbashi. L'immobilier est une de ses activité et la First National Bank s'installe sur son terrain, suivie par la bourse de Tokyo en 1878. La Banque du Japon (Nippon ginkō 日本銀行) est fondée ici en 1882 par le ministère du trésor afin d’émettre le papier monnaie qui doit remplacer les monnaies locales (hansatsu) que les seigneurs féodaux avaient mis en place.
Au tournant du XXe siècle, Mitsui & Co. est l’un des plus importants conglomérats (zaibatsu) du Japon. Profitant des guerres du début de ce siècle, Mitsui rachète les petites entreprises en difficulté. Ces domaines d'activité touchent toutes les industries : banque, commerce, mines, papeterie, machinerie électrique, matériel militaire, construction navale... En 1944 la holding Mitsui est démentelée mais elle se reforme en keiretsu sous le nom de Mitsui bussan. Ses activités ne font que s'étendre sur tous les continents.
En 1911, un nouveau pont en pierres avec une structure métallique est construit à la place de l’ancien. A la fin du XIXe siècle, le marché aux poissons doit déménager. Il n’est plus compatible avec le quartier des affaires qui se construit. Un bras de fer entre financiers et négociants trouve son issue avec le grand tremblement de terre de 1923. Il faut reconstruire la ville et le marché est déplacé à Tsukiji.
Durant la deuxième guerre mondiale, les bombes américaines ont démoli tous les immeubles avoisinant mais le pont a tenu bon. Tokyo reste la capitale et le pont d’Edo en est le cœur.
Jusqu’à la fin des années 50, la circulation dans Tokyo est chaotique. La situation est générale dans tout le pays. L’infrastructure routière embryonnaire est sous-développée. En 1959, un plan national de construction d'autoroutes est lancé. L’annonce de la tenue des Jeux Olympiques de 1964 précipite la motorisation de la ville de Tokyo.
La capitale voit son réseau routier croitre de façon démesurée en quelques années. La construction de la "Metropolitan Expressway" est accélérée pour être inaugurée avant les Jeux Olympiques. La priorité est donnée aux tronçons clés permettant de véhiculer l’afflux de personnes entre l’aéroport d’Haneda, le centre-ville et le village olympique. Le point central se trouve être à Nihonbashi. Les autorités ont pensé à réaliser l’autoroute en sous-sol, mais le temps et les moyens manquants, il est décidé de construire la voie rapide au-dessus de la rivière et de la faire serpenter entre les immeubles.
Cette construction reflète tout l’empressement du gouvernement à passer dans l’ère industriellement développée, à l’image des Etats-Unis et de l’Europe. Comme si le Japon voulait passer de l’ère impériale au royaume de l’automobile avec un minimum de transition. Ce totem de béton représente le culte de l’automobile, symbole de la mécanisation moderne et indice de réussite sociale. Les automobiles, moteur de l’économie que le Japon s’efforce de vendre dans le monde entier, ont pris la ville d’assaut.
Au carrefour des routes et des civilisations, l’échangeur d’Edobashi symbolise la "Metropolitan Expressway" dans toute sa grandeur. Il est pour certains un emblème du progrès, reflétant la vitalité de la métropole, et pour d’autres, un immonde bétonnage figurant le triste devenir d’une cité moderne victime de son développement.
Il faut dire que l’ouvrage est colossal. Initialement il est prévu qu’une centaine de piliers de béton soient plantés dans la rivière pour supporter les 4 niveaux de routes. En adoptant une structure utilisée dans les anciens temples, seulement un tiers de ces piliers sont nécessaires. Une structure de cadre rigide en trois dimensions relie les piliers entre eux verticalement et horizontalement. Des poutres courbes sont développées. La structure métallique est soudée plutôt que rivetée.
Les technologies utilisées ici, ainsi que le béton précontraint sont largement employées dans la construction de la "Metropolitan Expressway", l’un des plus grands projets d’après-guerre du Japon. Ces procédés seront répétés un peu partout dans le pays, lors du développement du réseau routier national. Le nœud autoroutier de Nihonbashi n’est pas seulement un nouveau type de nœud de transport, mais aussi un « nœud » dans l'histoire de la technologie au Japon.
Le résultat est impressionnant, il suffit de regarder les images pour se rendre compte de l’impact d’une telle construction sur le quartier. Non seulement la vue historique sur le Fujiyama depuis le pont a disparue, mais les commerces avoisinant se retrouvent dans l’ombre. Les berges de la rivière qui étaient lieux de promenades agréables sont définitivement altérés. Le trafic fluvial est mort, rendant les quais obsolètes. La rivière a été polluée, l’eau stagne entre les piliers de béton et les boues biochimiques (hedoro) pullulent.
En 2004, une pétition citoyenne demande que l’autoroute soit enterrée et l’ouvrage de béton démoli, c’est le "Nihonbashi Revitalization Plan". La requête est approuvée en 2005 et les autorités promettent une étude de faisabilité dès 2017. Presque 2 km de route doivent passer en sous-sol. Le but annoncé est de démarrer les travaux après les Jeux Olympiques de 2020 pour un objectif à 2040. Dû à la pandémie mondiale, les Jeux ont lieu une année plus tard et le plan n’a pas encore démarré en 2022.
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Les 5 routes Gokaidō à l'ère Edo |
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La vie commerçante du quartier de Nihonbashi |
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La boutique Echigo-ya de tissus et de kimonos
ouverte par Takatoshi Mitsui en 1673 |
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Le pont original en bois, avec le château d'Edo et le Mont Fuji, ici vers 1833 par Utagawa Hiroshige |
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Vue de Nihonbashi en 1836 par Keisai Eisen |
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Le nouveau pont de 1911, vers 1922 |
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Le grand tremblement de terre de 1923 |
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La situation en 1946 |
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Construction de la "Metropolitan Expressway"
en 1963 |
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Nihonbashi dans les années 2000 |
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2010 |
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Projet de revitalisation du quartier pour 2040 |
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